Albert Lebourg par Roger Marx (Critique d’art, inspecteur des musées départementaux)…
Article paru dans (La Gazette des Beaux-Arts) numéro de 1903-1904…
ARTISTES CONTEMPORAINS
ALBERT LEBOURG
(PREMIER ARTICLE)
A envelopper d’un regard l’œuvre d’Albert Lebourg, elle offre l’exemple d’un labeur de trente-cinq années accompli, selon la loi même de l’individualisme, dans la paix souriante et recueillie que dispense l’accord parfait de l’être avec sa nature. Seule l’analyse de l’idiosyncrasie saura découvrir la règle et le sens de la production, et telle a été l’emprise du tempérament que l’art semble se dérober cette fois au jeu des contingences. Un premier point demeure acquis : l’atavisme n’a aucune part dans la formation du talent ; chez les ascendants de Lebourg, autour de lui, nul éveil du sentiment esthétique ; sa famille a pu compter des littérateurs, — les Gueullette, — mais des artistes non pas ; on retiendra au passage que, en qualité de greffier de la justice de paix de Montfort-sur¬Risle, son père dispersa, sans y prendre garde, quantité des richesses somptuaires encore amassées, vers le milieu du dernier siècle, au fond des vieilles cités normandes.
Quand Albert Lebourg quitte, à seize ans, Évreux et son lycée, sur l’indice de dispositions certaines on le destine un moment à l’architecture et une heureuse fortune le conduit, à Rouen, chez Alexis Drouin, collectionneur et archéologue ; au même instant (1866), il se fait admettre à l’École des Beaux-Arts de la ville et s’y rompt à l’écriture des formes. Selon la pédagogie de l’époque, on le voit passer de la copie docile des cahiers lithographiés de Hubert et de Calame à l’étude d’après la bosse et le modèle ; ces exercices classiques sont bientôt suivis de dessins de nature morte, conçus dans le goût de certains fusains de François Bonvin : ils reproduisent d’humbles objets ménagers, aperçus dans la pénombre d’un jour de buanderie ou de cave, et groupés avec un charme d’intimité qu’émeut l’antique croyance à la mélancolie secrète des choses.
Dès les pérégrinations au dehors et les premiers essais de paysage sur nature (1869), le débutant lucide s’alarme des contradictions entre le spectacle de ses yeux et les principes de notation familiers à sa main. On lui a enseigné à regarder par le détail et non par l’ensemble ; il ignore que la lumière seule modèle les corps et définit leurs contours dans l’espace ; ses procédés d’expression lui paraissent insuffisants, enfantins ou grossiers. Les cartons de Lebourg — véritables archives de sa vie, tenues à jour avec la sincérité d’un Liber veritatis, — révèlent ces incertitudes initiales ; ils portent témoignage du conflit entre les leçons de l’école et les impulsions de l’instinct, et l’on y peut épier, à travers l’émancipation progressive du métier, l’essor d’une personnalité qui, peu à peu, se dégage.
En ces années lointaines où il se prépare à son œuvre véritable, Albert.Lebourg apparaît déjà le dessinateur acharné qu’il demeurera le long. de sa carrière. Qu’on le suive à Rouen, ou bien au village natal de Montfort, c’est sa passion de couvrir des feuilles, le jour et la nuit même, à l’aide du fusain, de la plume, du crayon, de la pierre noire, et, plus souvent que la fantaisie ou le souvenir, c’est la nature qui l’inspire. La capitale de la Normandie, avec ses horizons contrastés, ses monuments et son port uniques, ne pouvait manquer de fortifier l’amour inné du pittoresque ; la moindre bâtisse — chaumine, moulin ou vanne — devient pour Lebourg un « sujet » qu’il saura douer d’attraits. D’autre part, sa dévotion aux reliques du passé est fervente : une fenêtre gothique l’intéresse au point de la reproduire ; il s’attarde, le soir, parmi les vieux quartiers et, plus d’une fois, il se prend à évoquer l’aspect fantastique des venelles étroites et enténébrées où le réverbère vétuste épand ses clartés tremblotantes et falotes. Sous ce rapport, les préférences foncières s’accordent avec les exemples fournis par un dessinateur rouennais d’un mérite hors du commun, Victor Delamarre. Cependant, si l’on souhaite établir le décompte des suggestions profitables, il faut surtout faire état des conseils que Lebourg demanda aux tableaux du musée. Ruysdael et van Goyen surent longuement le captiver ; sa sympathie n’alla pas moins active aux maîtres contemporains que lui avaient mal révélés quelques visites au Luxembourg, lors de rares voyages à Paris. C’était le moment, d’ailleurs, où la galerie publique de Rouen devait à l’administration indépendante de Gustave Morin nombre d’initiatives heureuses et une « digne représentation de l’art moderne (1) ». Dans l’intervalle de quelques années, le Crépuscule â Trinquetaille et le Stamboul de Ziem, les Étangs de Ville-d’Avray de Corot, les Bords de l’Oise de Daubigny, étaient venus enrichir les collections municipales. N’y avait-il pas là de quoi offrir un ample thème à la méditation d’un artiste avide de s’informer ? De fait, les plus anciennes peintures de Lebourg paraissent unir et résumer la manière des trois éducateurs qu’il s’est librement choisis ; mais, ici encore, il ne fait que se retrouver chez autrui ; il n’écoute que les avertissements propres à l’édifier sur lui-même et à favoriser l’éclosion des dons natifs. Si les premières vues de Rouen
(1). Gustave Morin et son, œuvre, par Jules Hédou. Rouen, 1871, p. III. — On doit également à M. Hédou un intéressant travail sur Victor Delamarre, publié dans la Revue de Normandie (juillet 1868).
(A suivre prochainement)