Comprise ainsi, la pochade n’est pas seulement le moyen de fixer un souvenir, sa portée est beaucoup plus grande : elle aide à faire le tableau sur place et à donner à cette toile étudiée l’aspect d’une chose vivante, prise sur le vif, sans tâtonnements. M’excuserez-vous, Messieurs, si après avoir essayé la biographie de notre collègue et m’être arrêté devant ses traits, je me laisse ainsi aller à vous parler de ses idées en peinture. Nous le connaîtrons mieux pourtant quand nous aurons pénétré ses principes techniques. Peu d’hommes ont plus travaillé, peu ont plus réfléchi sur son art. Lebourg ne peint pas au hasard : il a toujours une raison de peindre comme il peint : quand il parle ou quand il écrit, on retrouve l’artiste constamment préoccupé des meilleures règles à suivre pour exprimer idéalement ce qu’il voit ; quelqu’un qui recueillerait ces préceptes composerait un véritable code du paysagiste. Permettez-moi donc de détacher, au hasard d’une correspondance qui m’est chère, des passages dont les jeunes peintres et même les vieux pourraient tirer profit :
« La vibration de la couleur, dit-il, vient beaucoup de la nature des surfaces sur lesquelles on peint, et il est des conséquences physiques auxquelles il faut réfléchir. Voici, par exemple, une expérience à tenter : préparez plusieurs surfaces, l’une en blanc pur, l’autre en noir, la troisième en gris ; une fois ces surfaces bien sèches, prenez un rouge transparent et passez-le sur ces préparations différentes. Je doute qu’au bout d’un certain temps ce rouge conserve la même teinte sur les trois préparations. Le rouge passé sur le blanc pur aura un éclat beaucoup plus grand et vibrera davantage. Multipliez ces expériences avec des couleurs différentes et sur des fonds différents, vous obtiendrez des constatations utiles.
« Pourquoi lutter avec l’impossible ? Il faut compter sur l’absorption par les couches du dessous de la couleur posée la dernière. Dans un tableau bien travaillé, le dessous joue un rôle considérable : le dessous est l’avenir du tableau. » Le dessous est l’avenir du tableau ! Comment mieux dire et comme l’œuvre de Lebourg est tout entière résumée dans ces six mots. C’est une recherche à laquelle s’adonnent surtout les professionnels, essayez-la, Messieurs, pour une fois : sur les toiles de la salle Depeaux, ingéniez-vous à découvrir, de ci, de là, sous le ton définitif, les traces plus ou moins fugitives des préparations primitives ; vous ferez, je vous le jure, d’intéressantes découvertes. Et le chapitre des couleurs ! Celles qu’il faut garder, celles qu’il faut proscrire. Ecoutez ces précieux conseils :
« Il y a des couleurs à bannir de votre palette, telles la terre d’ombre qui détruit les couleurs avec lesquelles on les mélange. Les couleurs terreuses, en général, ne valent pas grand-chose… Je ne veux pas dire toutes les terres, ni tous les bruns… Il y a, par exemple, la terre de Sienne brûlée, qui est merveilleuse, surtout dans les lumières. Le brun rouge est superbe. En revanche, le brun Vandyck est bien médiocre ; la terre de Cassel, jolie, quand on vient de l’employer, ternit en vieillissant… Et les momies ! Et le bitume !… Ce sont des couleurs criminelles ! Et le vert Véronèse ! Ah ! A celui-là, il faut donner la palme du crime : séduisant, étincelant, pierre précieuse quand il est frais ! — mélangez- le avec d’autres : il noircit aussitôt.
« L’Ecole de 1830 a perdu la conservation de ses tableaux en usant de toutes les couleurs sans les connaître et sans les contrôler. Delacroix, lui-même, employait n’importe laquelle, aussi beaucoup de ses tableaux ont noirci. Mais aujourd’hui on a mieux étudié la question et on connaît la chimie des couleurs qui permet de choisir les bonnes et d’éliminer les néfastes… Cette partie matérielle est on ne plus importante à considérer. »
Après la partie matérielle, il aborde la question de savoir quelle est pour le paysagiste la meilleure méthode de travail. Deux systèmes peuvent, être proposés : 1° la peinture à l’atelier d’après des pochades, des études et la mémoire qui est, aujourd’hui, dans l’enseignement des arts, un facteur des plus vantés ; 2° la peinture directe et exclusivement sur la nature.
« Il y a, dit Lebourg, dans le choix de ces deux méthodes, affaire de tempérament, d’éducation primitive et d’habitudes prises. Je crois qu’il serait bon de travailler alternativement avec ces deux méthodes et selon aussi ce que l’on veut faire.
« Tel effet ne peut absolument se peindre sur une toile un peu grande que d’après une notation en petit et le souvenir. Tel autre effet peut se représenter sensiblement le même tous les jours, à la même heure et avec le même temps (un temps très clair, par exemple, ou un temps gris uniforme), alors je ne vois pas pourquoi l’on n’essaierait pas l’étude attentive et patiente d’après la nature où l’on est toujours guidé par des formes, des accents, des ombres et, des lumières.
« Je crois que de grands maîtres, tels que Constable, ont suivi l’une et l’autre méthode, Corot aussi quelquefois, Daubigny et Paul Huet ont procédé de même. Quelquefois ils ébauchaient leurs grandes toiles d’après nature, ce qui leur donnait une ébauche plus ferme, mieux mise en page et dessinée plus grandement.
« Peut-être suivre l’un des systèmes en abandonnant l’autre entièrement conduirait-il à un résultat plutôt mauvais.
« L’écueil du travail dans l’atelier, c’est de mener le peintre à un style uniforme, du moins pour beaucoup, mettons presque pour tout le monde, à part quelques très grands peintres, Constable, par exemple, qui, par ses tableaux de la National Gallery, nous montre qu’il savait faire complètement un tableau de paysage dans l’atelier, tout en lui donnant une vie intense.
« Ce Constable est un grand génie, toujours si émotionnant, même dans ses plus petites notations d’ensemble d’après nature, ce qui paraît avoir été l’une de ses constantes préoccupations : saisir un aspect de nature avec son ciel, par quelques rapides coups de pinceau, cela lui semblait sans doute un exercice indispensable, de même que l’harmonie du ciel pour les terrains. Connaissez-vous un peintre plus paysagiste ? Car on peut être peintre de paysages sans être paysagiste, il n’en manque pas. Quel homme complet ! Lorsque, vers 1824, continue Lebourg, il envoya en France de ses premiers tableaux, ce fut une révélation. Delacroix lui-même en fut ébloui, au point qu’après les avoir vus, de s’être mis à remonter le ton de son magnifique tableau du Massacre de Seio. . . Et Géricault aussi en fut tout étourdi. Ces tableaux devaient avoir alors un éclat sans pareil, une couleur merveilleuse. Je soupçonne qu’ils ont pu s’enfumer depuis ; à cette époque on employait des bruns funestes pour les ouvrages du temps. Cela avait moins d’importance pour les esquisses faites du coup, et qui, pour cela, changèrent moins ; elles arrivèrent même jusqu’à nous avec une fraîcheur plus grande que les tableaux faits ».