En pareille circonstance, le paysagiste rencontre deux écueils : ou pour éloigner ses dernières perspectives il atténuera à l’infini leur valeur, au risque d’en supprimer les contours, alors les lignes se perdent dans une brume flou ; plus de vérité et plus de consistance ! ou respectueux de la forme écrite dans la nature, le peintre l’accusera sur l’écran de l’horizon dans une exécution trop serrée, alors les côtes là-bas cesseront d’appartenir au lointain, elles viendront gêner le second plan qui, du même coup, sonnera faux. L’habileté consiste à se tenir en équilibre entre ces deux extrémités : Lebourg excelle dans ce tour de force de la fuite des plans. Les fonds de son appontement de Dieppedalle (tous ces tableaux au surplus présentent ce caractère) sont exactement dans la zone qui leur est propre, et restent parfaitement consistants. Partant de là, comme un musicien partirait de sa tonique, il espace alors ses silhouettes intermédiaires à des intervalles de perspective aérienne d’une suavité rare, en maintenant ses seconds plans plutôt dans les clairs. J’ai eu la bonne fortune de l’entendre plusieurs fois insister sur cette observation : « On a toujours une tendance, disait-il, à tenir ses plans intermédiaires trop vigoureux, soit lorsqu’ils se détachent sur le ciel, soit qu’ils sortent des terrains ou des feuillages éloignés. On est ainsi conduit, pour maintenir les relations de valeurs, à peindre ses premiers plans trop durs : tenez toujours bien compte des couches d’air qui séparent vos distances ; pour peu qu’il y ait là-haut la moindre vapeur, ces distances deviennent extrêmement sensibles. Ne les négligez pas, elles donnent au tableau de la profondeur et du moelleux.
L’Avant-port d’Honfleur à marée basse et surtout le Navire norvégien dans le port de Rouen (n°12 et 13 du catalogue) témoignent des mêmes soucis. Rien de charmant et de distingué comme ce vieux trois-mâts à l’ancienne mode, séchant ses voiles à la chaleur d’un jour quelque peu tamisé, pendant qu’une charrette traînée par des chevaux à la croupe luisante s’apprête à charger des marchandises. Ce thème d’une simplicité enfantine n’a pas besoin d’être décrit. L’intérêt réside dans l’exécution si juste, si fine, si pittoresque, si gaie sans jovialité, si poétique sans mièvrerie. Le ciel, les lointains, les masses des maisons bordant le port, les voiles du bateau, sa coque, l’accent sonore donné par le pelage du cheval en avant du quai, comme une phrase de cor sur un accompagnement de violons : tout est parfait en soi et contribue à l’impression définitive de l’œuvre. La technique en est savante : les formes des objets solides, comme la pierre, ou fluides, comme les nuages, n’y sont point déterminés par des lignes de contour, comme les font certains artistes enclins à confondre les procédés du dessin avec ceux de la peinture.
Ici ces formes et ces reliefs sont obtenus par des juxtapositions de touches indépendantes de la voisine, mais si bien apparentées entre elles sur des dessous unis qu’il ne viendra pas à la pensée de confondre Lebourg avec un de ces adeptes insupportables des écoles dites indépendantes. En général, l’épiderme de ses toiles reste plutôt lisse. Ses matières épaisses sont distribuées surtout dans les dessous homogènes, travaillées en vue de la terminaison finale. Cet art des préparations, Lebourg le pousse fort loin. Certains de ses tableaux sont, après un premier travail sur nature, grattés superficiellement au rasoir, avec ponçage : il crée ainsi de belles impressions, ébauchées largement, en pâte lisse et sèche sur laquelle, en revenant encore sur nature, par des frottis, des glacis, des touches pleines ou des accents, il obtient, au bout de trois ou six mois de repos, des effets merveilleux de vibrations et de transparences qui transforment l’esquisse en tableau.
Cette besogne ultime est, bien entendu, la plus difficile de toutes. Elle doit être accomplie de verve. Lebourg s’y donne avec la sûreté de l’homme qui voit juste, avec l’expérience du travailleur qui profite à la fois de ses découvertes actuelles et de ses tâtonnements passés. Le maître donne ainsi la consécration à sa pensée en laissant au travail la fraîcheur d’une impression avec la solidité en plus que n’aurait pas une simple ébauche. Non pas que notre éminent collègue dédaigne les pochades, les rapides études enlevées en une heure. Sa manière change alors, puisqu’il travaille sans le moindre dessous. Du premier coup, il s’agit de donner la forme et le ton définitifs par coups de brosse rapides et utiles. Ceux qui ont eu l’honneur d’entrer dans l’intimité de son atelier, à Paris, ont vu passer devant eux des centaines de pochades faites, j’ose le dire, à la diable (oh ! un bien bon diable, je vous le jure), mais si justes d’effet, si lumineuses dans leur aspect chaotique, passez-moi le mot, kaleidoscopique, que l’on voudrait les encadrer.
De la chambre qu’il habite à Rouen, sur le quai, aux époques trop rares où il passe dans notre ville, il a une vue superbe, il embrasse la vaste étendue de l’horizon commençant à Bonsecours et finissant à Canteleu. Sur Saint-Sever, Sotteville et Quevilly, surplombe une moitié de ciel, une moitié qui semble immense. Du matin au soir, cet espace est un champ où les nuées badinent avec le soleil. Marches en bataille, cavalcades à la file, elles varient leur stratégie, tantôt elles s’envolent comme des oiseaux épeurés, tantôt elles se pelotonnent en boule et font le gros dos pour tomber sur nos rues. De sa fenêtre, Lebourg assiste en connaisseur à ces drames beaucoup plus intéressants que l’affaire Steinhel. Sa palette à la main, il en note au passage les scènes les plus épiques. II tient là, sur ses panneaux, une espèce de journal de bord esthétique comme un capitaine perché sur sa passerelle. A ses pieds coule la Seine toujours en mouvement. Les steamers fument noir et les grues fument blanc à travers le gréement des bateaux ; un cargo-boat à nez rouge part en sifflant. Un autre, au nez vert, plein jusqu’à en crever, s’amarre lourdement derrière une péniche obèse, à gouvernail flamand : Lebourg, en liant de son observatoire, croque le tout, vite, vite, bataillant contre l’effet qui s’enfuit, contre les fumées qui s’évanouissent, contre les chevaux qui remuent ; un remorqueur affairé passe sous le pont Boieldieu en l’enveloppant des tourbillons d’encre vomis par sa cheminée pliée en deux. En trois temps le remorqueur échoue sur la toile du peintre, et tout d’un coup, un rayon de soleil imprévu vient enflammer les maisons de la rive gauche ! Ah ! Messieurs, dans ces moments là on n’a pas le temps de souffler sur ses doigts, on bout, on trépigne, on jure, on maudit et l’on bénit à la même minute le sort jaloux qui mobilise cette vie qu’on immobilise à la pointe de son pinceau, antithèse déroutante qui est à la fois l’honneur et le danger de l’art. Regardez de près l’œuvre sortie de cet accès de fièvre ; quel fromage à la crème ! Quelle macédoine ! Quel incompréhensible galimatias ! Eloignez-vous seulement d’un mètre, la macédoine devient ordre, raison, logique, lumière, mouvement. Seule de son espèce, l’emploi de la pochade vous rendra cet immense service : fixer en un clin d’œil une image fuyante, une image qui vous plaît au moment où vous la regardez et ne vous dirait rien tantôt ou demain. Aussi entendrez-vous souvent notre collègue Lebourg vanter ce système. Ecoutez ce qu’il disait un matin à un artiste de bonne volonté, mais si petit à côté de lui : « Quand vous vous sentez dans un pays qui vous va, allez-vous-en vous promener, le nez en l’air, et prenez votre petite boîte à pouce : voici un motif conforme à vos goûts, rentrant dans vos cordes, bien éclairé, bien établi. Vite une pochade, sommaire si vous voulez, mais juste et sincère, complétez-la, si vous pouvez, par un dessin serré, sur un carton distinct, après quoi, revenez chez vous. Prenez une toile, un parasol, un chevalet, tout le bagage. Retournez-vous installer à l’endroit d’où vous venez, peignez lentement si vous voulez, avec des dessous si le cœur vous en dit, refaites votre paysage, mais surtout ne perdez pas de vue votre pochade et votre dessin qui ne vous quittent pas, et interdisez-vous de changer sur votre grande toile quoi que ce soit de l’effet saisi sur les petits panneaux, même si cet effet est transformé dans la nature. Empruntez alors à cette nature sa disposition, ses lignes, ses plans, ses plis de terrain, ses détails utiles qui vous avaient échappé jusque-là, mais, encore une fois, marchez dans le sentiment et dans l’effet de la pochade et du dessin, autrement vous vous livrerez à un travail trompeur et inutile, forcé que vous êtes de peindre longtemps de suite et de subir les métamorphoses infligées à votre site par le passage des nuages, par le va-et-vient de l’éclairage. »