A Paris, de 1877 à 1886, Lebourg, revenu d’Alger, mène une tout autre existence. Il entre à l’atelier de Jean-Paul Laurens pour y étudier la figure, négligée par lui jusque-là. Il y noue de solides amitiés qui lui furent précieuses depuis et qui l’aidèrent alors à accepter courageusement une période de luttes et de patientes recherches. L’atelier lui prend sa matinée : l’après-midi, il peint d’après nature dans les environs de Paris ; le soir, il prépare l’examen de professeur de dessin de l’Université. Les acheteurs commencent à se montrer, il produit beaucoup, surtout des toiles de dimensions restreintes, et, dès 1886, il renonce à la recherche du diplôme ambitionné dans d’autres conditions budgétaires.
Entre temps, il revient à Montfort-sur-Risle, à Rouen, à Honfleur, à Dieppe, où il s’éprend des paysages de mer. Pour la première fois, en 1883, nous le voyons exposer au salon des Champs-Elysées, avec une Matinée à Dieppe ; puis en 1884 et 1885, il s’installe à deux reprises près de Clermont-Ferrand, où il passe l’hiver. Là, il crée sur nature un de ses plus vastes paysages, la Neige en Auvergne, exposé d’abord au Salon de 1886, acheté ensuite par M. Depeaux et offert au Musée de Rouen où il figure aujourd’hui en place d’honneur.
La Neige en Auvergne est de beaucoup l’ouvrage de Lebourg le plus important par ses dimensions.
Placé à la hauteur d’un second étage, le peintre a sous les yeux la vaste étendue d’un pays nu. Il en est séparé par la rivière à demi gelée ; sur sa gauche, il aperçoit un vieux pont de pierre reliant ce désert à la rive où il travaille. Un vaste bâtiment, fabrique ou auberge, flanque l’amorce de ce pont à son extrémité et élève sur le bord des eaux sa façade mastoque gercée de fenêtres borgnes : d’un côté, deux arbres vêtus d’un feuillage de givre ; de l’autre, de maigres troncs virgulant à droite la berge du fleuve aux ondes glauques plaquées de glaçons. Au fond s’élève une montagne monotone dont l’arête supérieure coupe le tableau d’une ligne à peu près horizontale : un autre que Lebourg eut hésité à s’asseoir devant un pareil site. Cette pente risquait de murer son sujet. L’artiste n’a pas craint de s’attaquer à la difficulté, et tout en la maintenant à son plan dans une coloration violacée, il a su la détacher d’une part des lorrains inférieurs, de l’autre d’un ciel gris sombre mais plus chaud que la côte, où s’accumulent les présages du mauvais temps. Dans ce ciel mélancolique, le soleil essaie de passer sa tête par une trouée : sa lueur indécise en rougit les abords comme une nébuleuse, prolonge un reflet sur les plaines du second plan et vient colorer d’un souffle de poitrinaire les eaux figées jusqu’au bord du cadre. Cette lueur est la seule de la toile, elle se transmet de proche en proche par des transitions d’une merveilleuse discrétion ; elle s’épand sans éclat, par le seul effet de l’opposition des tons froids aux tons chauds : elle joue sur les glaçons en s’y coulant par nappe insidieuse plutôt qu’en les frappant.
Les robustes piles du pont ont arrêté la débâcle : sous ces arches aux perspectives solidement établies, l’eau passe couverte d’un suaire noir. Elle sent la mort, elle nous noie de désolation. Heureusement le poète a su réveiller cette scène navrante par un accent vigoureux. La diligence jaune, coiffée de gris, s’est lancée sur le pont au grand galop de ses six chevaux. Elle nous parle de voyages, de fuite vers le soleil, de vie enfin.
Seule sonorité du tableau, la diligence jaune, comme disent les gens du métier, fait partir tout le reste.
Ce reste, c’est, sauf la côte, la blancheur implacable dans toutes les séries du blanc gris, du blanc bleu, du blanc mauve, du blanc rose et du blanc blanc. Il faut, Messieurs, avoir essayé de peindre la neige pour mesurer la difficulté de l’exprimer juste. Généralement, on croit qu’il suffit de rapprocher beaucoup de blanc et beaucoup de noir. C’est déjà une bonne intention, mais il faut aller plus loin. Suivant qu’elle est dans l’ombre, dans le soleil, ou dans la demi-teinte, sous un ciel bleu ou sous un ciel gris, au couchant, à l’aurore ou à midi, éclairée directement, par devant, par derrière, par reflet, ou par transparence, la neige change chaque fois de robe et d’écharpe comme une fée capricieuse. Pour peindre cette vêture avec vérité, l’artiste doit user de toutes les délicatesses de son œil. Lebourg est passé maître dans ce genre de traduction. Il fait la neige comme pas un, et ce n’est jamais la même. Pour vous en convaincre, comparez, au Musée de Rouen, la Neige en Auvergne à son Ile-Lacroix, n° 15 du catalogue, et à sa Notre-Dame de Paris, n° 21.
Tout ceci, je le reconnais, relève d’une technique habile, mais il y a, j’ose le dire, mieux que cela dans cette belle Neige en Auvergne. Il y a ce que peuvent y mettre seules, l’intelligence, le sentiment et la poésie ; c’est pourquoi j’oubliais tout à l’heure le peintre, m’imaginant avoir affaire au poète. La toile n’est œuvre d’art que si elle est marquée au coin de la pensée en expansion. Voici donc la symphonie blanche de l’âme moderne endeuillée. Cette page semble pleurer, elle est humaine sans que l’homme y soit : elle restera le chef-d’œuvre du maître.
En 1888, Lebourg a quitté l’atelier de Jean-Paul Laurens, et, déjà connu, il se sent en pleine possession de son métier. Billancourt, le Pont Marie, le Pont de Sèvres ou de Meudon ; ses études à Puteaux, à Bougival, ses voyages à La Rochelle, à Boulogne-sur-Mer nous conduisent jusqu’en 1889. De ses excursions, il rapporte un grand nombre de tableaux qui se placent aisément. A la même époque, il reparaît aux environs de Rouen, à la Bouille, à Bonsecours ; de plus en plus il aime à considérer de haut les horizons illimités où évolueront à l’aise dans le firmament les armées de ses nuages. A la fondation de la Société nationale, il délaisse la Société des Artistes français et s’attache à la nouvelle institution : elle lui semble, comme à beaucoup de ses confrères, animée d’un esprit plus large et plus éclectique. Dès 1893, il en est nommé sociétaire et il figure à toutes les expositions jusqu’en 1903. L’Etat et la Ville de Paris recherchent sa peinture. Il entre au Musée du Luxembourg, au Petit-Palais, au Musée Carnavalet. Ses petits tableaux du Luxembourg, l’Hiver à Herblay et la Seine à Dieppedalle sont des chefs-d’œuvre par la finesse des colorations, et l’enveloppe des plans, subordonnés les uns aux autres sans heurts et sans repoussoirs violents. A la Ville de Paris, il vend Notre-Dame (effet de Neige), le Soir, la Seine à Croisset (effet de pluie) et six dessins figurant au Petit-Palais. Le Musée Carnavalet s’honore de son Pont Saint-Michel, les collectionneurs se disputent ses œuvres, M. Gerbeau, du Bon-Marché, lui en prend une trentaine.